RSS Feed

‘Politique’ Category

  1. Un autre monde est possible

    janvier 22, 2016 by Jacques Deruelle

    un autre monde

    L’économie est souvent perçue comme une science rébarbative pour les férus de droit, de sociologie ou de littérature et son domaine reste largement ignoré du citoyen. Elle est pourtant la pierre angulaire des politiques publiques en Europe et modèle nos sociétés à travers le triptyque d’une catéchèse libérale, le libre fonctionnement des marchés, la réduction nécessaire de la dette publique et l’abandon de l’État providence que les gouvernements de droite comme de gauche adoptent pareillement. La compréhension des  mécanismes économiques mettrait pourtant  en lumière les atteintes  aux conditions de vie des citoyens émanant des stratégies financières.  Celles  des  banques dont le refinancement public éponge les crashs ou celles du patronat obsédé par le démantèlement du code du travail sous la contrainte de la compétition  mondiale qu’il a lui-même engendré.  Si gouverner c’est prévoir, l’armée des spécialistes de la science économique échoue pourtant à la manœuvre de l’anticipation des crises systémiques. Il est vrai que la finance peut s’affranchir de toute prudence quand la dérive de ses pilotes n’est jamais sanctionnée au plan pénal.

    En démocratie, les urnes n’ont que le pouvoir de chasser un gouvernement corrompu.  Les nouveaux élus  progressistes  européens demeurent cependant entièrement soumis aux lois conservatrices du marché et aux diktats des Institutions financières. L’enseignement tiré de la crise grecque est à cet égard éloquent. Fort du rejet massif par référendum du plan de sauvetage de son pays synonyme d’une vaste cure d’austérité, le Premier Ministre Grec Alexis Tsipras échoue à arracher un accord sur la restructuration de sa dette pourtant insoutenable et essentiellement générée par la dépense militaire, au bénéfice des industries d’armement Européennes. Au prétexte d’une frontière avec la Turquie, la Grèce est par extraordinaire en 2009 le cinquième pays au monde pour ses dépenses d’armement. Tsipas opéra alors un spectaculaire revirement en acceptant de signer un mémorandum combattu avec force jusque là, en  évinçant  au passage de son poste de Ministre des Finances   Yanis Varoufakis  coupable de désaccord. Remarqué pour son ouvrage le Minotaure planétaire, l’économiste a entrepris de décrypter  sa matière pour le grand public en pédagogue, avant de porter le fer bientôt, sur le terrain politique. Dans un ouvrage récent accessible à tous, un autre monde est possible, l’auteur analyse  l’évolution des processus économiques depuis la révolution industrielle, jusqu’à l’imposition d’un modèle unique l’économie de marché dont les abus sont occultés au nom des besoins du développement.

    un autre monde schaube

     

    Marchés et Sociétés sont inséparables. Mais dans l’Europe rurale, la production en autosuffisance domine, on échange le surplus des récoltes et le secteur marchand se cantonne. L’industrialisation du dix-huitième siècle invente la production en série et la puissance militaire et maritime favorise les exportations. Les activités rurales consubstantielles à la noblesse terrienne s’effacent au profit de la fabrication de masse dans des ateliers hautement mécanisés, plus lucrative. L’industriel recours au crédit  pour s’équiper, recruter les paysans en déshérence et recherche le profit pour éponger sa dette. C’est un premier basculement,  l’économie n’est plus seulement la gestion des excédents de la production rurale, la quête du profit devient inséparable de l’apparition de la dette. L’accélération du progrès technique facteur d’investissement  mais aussi de  dettes nouvelles, la baisse des prix des produits fabriqués due à la concurrence conduit l’employeur à exercer la pression sur les salaires pour le maintien de son taux de profit. Quand tous les biens se transforment en marchandises, leur valeur subjective s’efface au profit de leur valeur d’échange. L’auteur remarque que la pratique du don du sang décline quand il se marchandise! Dans une économie qui tend à étendre au maximum l’emprise des marchés, la résistance implique la préservation des biens n’ayant qu’une valeur subjective, produit du travail pour soi, du don à autrui, ou que la nature nous offre telle la cueillette de champignons (exemple hors texte).

    Yanis Varoufakis décrit ostensiblement les effets pervers du mécanisme de la dette privée comme moteur du développement économique. Beaucoup l’ignorent, mais le banquier n’est plus seulement l’intermédiaire entre les  épargnants et les emprunteurs. Il a le pouvoir de créer d’une simple ligne comptable, de la monnaie afin de répondre aux besoins considérables des grands groupes dans la course aux investissements. Cette monnaie virtuelle est un pari sur l’avenir car le ralentissement de la consommation génère un différé des investissements des entreprises, une  baisse du niveau des embauches. Ce circuit pervers entame la confiance des acteurs économiques et mène à la récession. Si le banquier n’est plus remboursé par suite des fermetures d’usines,  le déposant s’inquiète et  le crash se profile. C’est alors la crise que les États conjurent en prêtant aux banquiers via les banques centrales. L’ancien ministre épingle la contradiction hypocrite du discours économique dominant qui réclame moins d’États, plus de marchés et moins d’impôts pour les nantis, puis le sauvetage du système bancaire en déroute aux frais des contribuables. Le renflouement s’effectue sans réelles contreparties de sorte que le banquier assuré de la couverture étatique retrouvera très vite sa pratique risquée de création monétaire facteur de profits mais qui anticipe des valeurs futures. Le fil du temps est la ligne verte de la finance.

    Dans une économie inspirée par la puissance culturelle et militaire  anglo-saxonne,  toutes les activités humaines acquièrent ainsi une valeur d’échange à l’exemple du sport gangrené ou des ressources naturelles objet d’un pillage dévastateur pour l’environnement. Elle n’est pas une science exacte mais une codification plus proche de l’art divinatoire. L’économiste appuie sa démonstration d’une lecture métaphorique de la mythologie. Les oracles formulés se réaliseront comme le démontre le mythe d’œdipe.  la littérature est aussi convoquée  et interprétée avec originalité, de la chasse du cerf ou du lapin de Jean Jacques Rousseau au Frankenstein de Marie Shelley. Des  films  populaires enfin,  tels les temps modernes, Matrix ou Blade Runner offrent au lecteur une belle aptitude au décloisonnement de la pensée.

    L’essentiel de la dette grecque est détenue par les institutions publiques (États, FMI, BCE et FESF) à hauteur de 246 milliards sur un total de 312 milliards. Or la BCE a la faculté de résoudre la crise sans pénaliser les créanciers; Il lui suffirai de racheter une partie des dettes publiques pour les rayer  d’un trait de plume et recréer d’une ligne comptable un montant équivalent. Sous une gouvernance néolibérale dominée par l’Allemagne cette solution est exclue. Le succès de Syriza représente une menace pour les intérêts électoraux  des gouvernements européens actuels défenseurs de l’économie de marché. Les dirigeants grecs devaient donc rendre gorge. L’économie est belle et bien un outil de propagande au bénéfice d’une idéologie politique.

    un autre monde rose

     

     

     

    Download PDF

  2. Eichmann à Jéruralem. Rapport sur la banalité du mal

    décembre 16, 2014 by Jacques Deruelle

    eichmann couv

    Face à la progression électorale du parti nazi ouvertement antisémite et aux premières persécutions, les juifs allemands tentés par l’émigration se heurtèrent dès le début des années 1930 à un accueil mitigé de leurs coreligionnaires  en France, à la fermeture des frontières des autres États voisins, Belgique, Suisse ou Pays-Bas ainsi qu’à l’éloignement géographique des pays anglo-saxons tout autant hostiles à l’immigration. Faute d’esprit de solidarité transfrontalières,  il ne put y avoir en Europe sous la botte hitlérienne, d’exode massif du peuple  juif, jusqu’à la création postérieure de l’État d’Israël en 1948. Seuls les plus fortunés, pourvus d’entregent et chanceux purent fuir, à l’exemple d’Hannah Arendt exilée en 1941 aux États-Unis avec l’aide d’un réseau implanté sur la Côte d’Azur, échappant à un pays pratiquant avec Pétain et Laval, la persécution des minorités. Vingt ans plus tard,  le procès D’Adolphe Eichmann à Jérusalem donna à cette apatride naturalisée américaine en 1951 l’occasion de renouer avec ses racines et de parfaire son analyse du processus totalitaire en examinant de près l’histoire d’un éminent  bourreau nazi jugé au pénal pour crime contre l’humanité.

    eichmann hannah

    Cette précurseuse de la Science Politique légitime le recours au kidnapping par les services secrets israéliens  d’un ancien officier SS planificateur de la solution finale, réfugié sous une fausse identité en Argentine, en fonction des lacunes du droit international qui laissent les assassins en liberté, mais à titre « exceptionnel » au regard du caractère criminel institutionnalisé du régime nazi. Elle souligne au passage la clémence généralisée des verdicts des Tribunaux d’Allemagne de l’Ouest appelés à juger les anciens tortionnaires dans l’indifférence de la population peu encline à subir un examen de conscience culpabilisant. Les Juges de Jérusalem ne sont pas disqualifiés par leur judéité à statuer sur le cas Eichmann,  la Justice se devant de s’extraire du conditionnement politique comme des passions personnelles, (NDLR: des principes un peu idéels si l’on considère l’exemple allemand). En outre, l’accusé n’est pas citoyen argentin et sa patrie d’origine ne lui accorda pas sa protection. Mais souligner avec trop de force le caractère falot et clownesque d’un personnage dans la posture du détenu, son inculture, c’est négliger le double visage de l’officier auréolé vingt ans plus tôt de toute la noirceur de son uniforme, efficace, redoutable et sans pitié dans l’accomplissement de son extraordinaire mission.

    eichmann ghetto

    L’auteure rescapée de la Shoah s’affranchit de toute posture compassionnelle, jetant un regard distancié et critique sur l’empreinte politicienne donnée à ce procès par le gouvernement Ben Gourion désireux de montrer à l’opinion mondiale sa nouvelle capacité de riposte, érigeant la très longue procédure en leçon magistrale et cathartique sur le martyr subi par les Juifs d’Europe au moyen d’une litanie de témoignages sans vrais rapports avec le procès d’un seul.  Eichmann ne fut pas le monstre absolu présenté à l’opinion dans sa cage de verre, mais un fonctionnaire zélé de la politique raciale nazi plus que le quo-décideur de la solution finale. L’inculpé établit sa ligne de défense sur le petit nombre des concepteurs de la politique d’extermination , Hitler, Himmler, Heydrich, lui-même, simple Lieutenant Colonel participant comme des milliers d’autres allemands à la planification de l’holocauste, sans haine du peuple juif et sans avoir jamais tué quiconque de ses mains. Dans un régime qui impose le meurtre de masse tout soldat dont « l’honneur est le devoir » peut-il désobéir? Or, quelques uns seulement y parvinrent à l’image d’Anton Schmidt chef d’une patrouille allemande exécuté pour avoir sans contrepartie, sauvé des juifs en distribuant des faux papiers!  Se pose alors la question de la responsabilité de l’immense majorité des acteurs de la Shoah,  appartenant aux unités d’einsatzgruppen, chauffeurs des camions de la mort, gardiens des camps d’extermination, médecins chargés de la sélection…  et donc de la culpabilité collective de nature à diluer le crime. La conscience du peuple allemand parvint à éclairer suffisamment pour stopper la campagne d’élimination des handicapés physiques et mentaux avant de s’éteindre définitivement sur le sort des juifs, jusqu’au voisinage des fours crématoires « faute de convictions suffisamment enracinées pour assurer un sacrifice inutile » selon le témoignage livresque d’un médecin. Anna Arendt rappelle d’une page magnifique qu’aucun sacrifice n’est inutile dans le temps qui conserve toujours la mémoire des actes justes. « Dans toute situation de terreur, la plupart s’inclinent mais certains ne s’inclineront pas ». Et de passer l’édifiante revue des pays européens complices de la solution finale outre l’Allemagne, l’Autriche et le protectorat déclarés « judenrein » en 1943, la France dont la police rafle les juifs étrangers et français, femmes et enfants compris, ou la Roumanie qui exécuta trois cent mille de ses ressortissants avec une cruauté inégalée. A contrario, des pays occupés résistèrent avec dignité aux déportations, comme la Belgique , les Pays Bas en gréve générale dès les premières arrestations, la Bulgarie, ou encore le Danemark opposé frontalement au port de l’étoile et planificateur… des départs vers la Suède, devenue terre d’asile. Même l’Italie de Mussolini sut se souvenir de son passé humaniste pour ne pas se compromettre.

    eichmann auchwitz

    L’ouvrage souligne le rôle troublant des Conseils Juifs devenus rouage de la machinerie d’élimination, chargés par les nazis de dresser dans les ghettos et les territoires envahis, les listes de déportés et qui préservaient, pour un temps seulement, leurs compatriotes les plus éminents, consentant à la mort des moins favorisés, croyant perdre cent des siens pour en sauver peut-être mille. Pour l’auteure, ce marché de dupes reflétait l’état de déliquescence morale généré par le régime hitlérien chez les nazis comme chez leurs victimes. Le réveil de cette page sombre de l’histoire des fils de Sion suscita une intense polémique et l’excommunication de l’écrivaine des cercles intellectuels Israélites. En introduisant sa chronique, Hannah Arendt osa dénoncer aussi le surprenant parallélisme entre les lois de Nuremberg qui interdisaient tout mariage entre non juifs et juifs et les lois rabbiniques en vigueur en Israël proclamant le même interdit, repris par la loi civile considérant les enfants issus de mariages mixtes comme illégitimes. Or la quête de sens qui animait la démarche philosophique ne pouvait conduire à passer sous silence de telles vérités au nom de la bienséance.  Pour autant l’auteure n’opère pas un transfert de responsabilité du bourreau vers sa victime, le grief majeur de ses détracteurs. Son idéal de recherche fut la compréhension des  facteurs à l’origine de l’expansion du National Socialisme inconcevable sans un immense appui de la population subjuguée par les diatribes iconoclastes de ce guide incroyable, véritable gourou, fascinée par sa volonté de puissance, convaincue par sa mythologie de la suprématie aryenne et gagnée par son mépris de la « race » juive, des Tsiganes, des homosexuels, des handicapés. Parler de « barbarie » fait l’économie d’une explication  sur le plan sociétal. Le psychologue Américain Stanley Milgram montrant les effets d’inhibition de la conscience morale d’un sujet amené à obéir à une autorité légitime,  illustre la capacité de chacun de se transformer, sur injonction, en bourreau comme en témoigne la diversité géographique  des massacres de masse au fil de l’Histoire, plaines américaines, rizières vietnamiennes, plateaux algériens, grands lacs du Rwanda, montagnes de Bosnie, désert irakien… Si la société fabrique l’être humain civilisé que devient l’individu soumis à un régime criminel, à ses lois immorales? Un sujet qui se conforme hélas, abolissant une valeur plus précieuse que la liberté, la responsabilité! C’est elle qui a conduit de rares justes à braver les lois iniques, à se montrer subversifs au péril de leur vie. La « banalité du mal » est un fait avéré tant les Allemands et leur soutien optèrent en si grand nombre et  sans méchanceté souvent, pour l’obéissance et son confort. Désobéir alors supposait une vertu rare,  le courage toujours d’actualité. Dans un cadre social de plus en plus imparfait, l’exercice parfait de la citoyenneté  requiert en effet la conscience en éveil et le courage de refuser, à contre-courant de l’instinct de troupeau.

    eichmann allemands

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Download PDF

  3. Les champs de bataille de Jean Moulin

    septembre 14, 2012 by Jacques Deruelle

    Quand la justice s’est éteinte, victime de son corpus temporel et quand l’histoire n’a pu, faute de sources ou de confessions, dissiper la part d’ombre inhérente à la complexité parfois insondable de ses arcanes, la littérature reste seule pour conduire l’ultime recherche et tenter de résoudre l’énigme des grands mythes nationaux, à la manière du romancier comblant les lacunes, les inconnus et les silences du réel pour révéler les enjeux qui gouvernent notre humaine condition et dessiner la figure universelle du héros, du lâche ou … du citoyen prudent et désarmé.

    «Les champs de bataille» de Dan Franck traversent la résistance toute entière pendant la seconde guerre mondiale. L’auteur évoque, à travers les interrogations qui entourent l’arrestation de Jean Moulin, les dissensions et les clivages entre les réseaux d’appartenances idéologiques diverses et antagonistes, fondés par d’anciens croix de feu, nationalistes, socialistes, communistes ou pro staliniens. rendant précaires les alliances et les tentatives d’unification en 1943, quand la perspective d’une défaite allemande prépare la reconstitution d’un nouveau champ politique et avec lui, la tentation des résistants aspirant au pouvoir, d’éliminer un rival trop puissant par tous les moyens qu’autorise le chaos, y compris la délation.

    Jean Moulin a t-il été victime de la droite la plus radicale voulant empêcher le maintien dans le jeu de cartes politiques, du parti communiste? Dan Franck adhère pleinement à cette thèse et rappelle qu’aux heures cruciales de l’histoire de France qui suivirent la seconde guerre mondiale, la décolonisation en Indochine, en Algérie, les militants de droite ou de gauche furent toujours de farouches adversaires , selon un face à face perpétuellement renouvelé depuis l’abolition de la monarchie, entre partisans et adversaires de la Commune, du Capitaine Dreyfus, entre partisans d’un pouvoir élitiste et tenants contraires d’un pouvoir conféré au peuple.

    Hanté par la fin bouleversante de courage du Préfet d’Eure et Loire, révoqué en 1940 par le gouvernement du Maréchal Pétain pour insubordination et devenu Max, chargé d’unifier les mouvements de résistance par le Général de Gaulle, une autorité dissidente mais légitimée par des propos constamment visionnaires et une posture concordante, un juge à la retraite dans un lieu à double sens, la cuisine de son immeuble convoque pour un troisième interrogatoire (imaginaire), le responsable présumé de la rafle de Caluire, René Hardy allias «Didot», chef du réseau sabotage fer à Combat, reconnu et arrêté le 8 juin 1943 dans le train vers Paris, à Chalons sur Saône, par deux anciens du même réseau passés à l’ennemi, interrogé à Lyon par Klaus Barbie chef de la gestapo, puis étrangement libéré, présent sans y avoir été invité et contre toutes les règles de prudence en vigueur alors dans toute l’armée des ombres vis à vis d’un résistant questionné par les SS, au domicile du docteur Dugoujon, le 21 juin1943 à la réunion de l’état major de l’armée secrète convoquée par Moulin pour pallier l’arrestation à Paris du général Delestraint qui la dirigeait.

    Barbie à Caluire suivait les pas de Didot et décapitait pour un temps la résistance. Didot-Hardy- fut-il un authentique traitre ou un pion jeté dans la souricière par son chef, Pierre Bénouville à seule fin d’écarter du pouvoir un dirigeant charismatique jugé trop proche du parti communiste? Relaxé à deux reprises faute de preuve ou de majorité qualifiée par la cour de justice puis le tribunal militaire de Paris en 1947 et en 1950, car les rapports retrouvés dans les archives allemandes établissant sa culpabilité provenaient d’une autorité ennemie, Hardy devenu ensuite un écrivain reconnu et interrogé à la fin de sa vie par Maurice Vergès, désigna le banquier de Combat, Pierre Bénouville comme responsable de la rafle de Caluire, avant de se rétracter par écrit dans une lettre adressée à la famille de ce Général.

    Henri Aubry membre d’un mouvement classé à droite, lié même à l’origine, aux services secrets de Vichy, Combat, arrêté à Caluire, interrogé par Barbie, battu, dénonciateur de Moulin, emprisonné puis libéré en 1943 joua t-il un rôle trouble dans cette tragédie en dissimulant des informations capitales qui auraient pu changer le cours des choses!

    Peut-on se fier réellement aux rapports allemands qui discréditaient la résistance dans son ensemble en marquant du sceau de la trahison tel ou tel de ses maillons? En partie sûrement quand des sources différentes relatent des faits semblables en cohérence avec la réalité du moment.

    Les services secrets américains hostiles à De Gaulle, qui noyautèrent en les finançant des réseaux français idéologiquement proches de la grande puissance, pour contourner et réduire l’influence de la France Libre, (Bénouville se rendit 54 fois en Suisse) auraient pu aussi par calcul politique contribuer à la perte du chef des mouvements unis de résistance, regroupement des gaullistes et des communistes particulièrement mal vu outre-atlantique, dans la perspective de la prise du pouvoir à la libération. L’ hypothèse d’une ingérence américaine pour faire de Paris, après la défaite du troisième Reich, la capitale d’un pays vassal n’est sans doute pas dénuée de tout fondement si l’on considère l’évolution des pratiques impérialistes dans l’Europe qui suivit la deuxième guerre mondiale…

    Dès 1950, la Quatrième République puis la Cinquième engagèrent le pays sur la voie du progrès matériel gage du développement des affaires, pratiquant l’oubli pour panser les plaies et les fractures du corps social tout entier, provoquées par l’occupation et la collaboration avec l’occupant nazi. Si justice ne fut pas rendue, quelques martyrs emblématiques vinrent entretenir une mémoire tendancielle à l’origine du mythe d’une France résistante. Ici et là, une plaque commémorative, une campagne de timbres consacrés aux résistants, un colloque, un livre et même une entrée au Panthéon, ravivent la mémoire des héros.

    A Rosendaël, René Bonpain fut un héros de l’ombre, prêtre franciscain à la paroisse Notre Dame, membre du réseau britannique «Alliance» spécialisé dans le renseignement et le transport des clandestins, arrêté en 1942 et refusant de fuir quand son réseau est découvert par la police allemande, par crainte d’une prise d’otage et qui mourut fusillé au fort de Bondues le 30 Mars 1943 «en offrant sa vie à l’église, à la France et tout spécialement à la paroisse».

    Pierre Brossolette, socialiste et journaliste, porte voix à Londres des combattants de l’ombre, critique intransigeant de la Troisième République ce qui le distingue de Moulin, plus radical socialiste, arrêté en Bretagne par les allemands, torturés pendant deux jours et demi et qui pour échapper à ses bourreaux,se jeta de la fenêtre du quatrième étage de la gestapo à Paris, pour mourir de ses blessures sans avoir parlé.

    Jean Cavaillès, professeur d’université, philosophe des mathématiques, cofondateur du mouvement Libération, tourné vers l’action, le sabotage, le renseignement («il faut gagner sa liberté avant de l’aménager») dénoncé par un agent de liaison retourné par l’Abwer, arrête torturé et fusillé le 17 Février 1944 à Arras,

    Le général Delestraint chef gaulliste de l’armée secrète en zone sud regroupant les mouvements Combat, Libération et Franc-tireurs, arrêté à Paris en 1943 au métro de la muette lieu d’un rendez-vous avec René Hardy, interrogé pendant 50 heures par la gestapo, («mon honneur militaire m’ interdit de vous répondre»), déporté puis exécuté d’une balle dans la nuque au camp de Dachau sur ordre de Kaltenbrunner le 19 Avril 1945.

    Et Jean Moulin rallié à De Gaulle, artisan charismatique de la réunion de tous les résistants pour gagner, prêt au sacrifice de sa vie pour sauver son honneur et qui, craignant de céder sous la torture se trancha la gorge, après avoir refusé comme Préfet en titre d’accuser les tirailleurs sénégalais d’un massacre de civils commis par l’armée allemande, puis victime du bourreau de Lyon qui, n’obtenant aucun renseignement de ce prestigieux prisonnier s’acharna par dépit rageur dans la brutalité et le sadisme jusqu’au 28 juin 1943, où le prisonnier fut emmené déjà moribond à Neuilly-sur-Seine, à la villa Boemelburg chef du commando SS de Paris. Lassagne également arrêté à Caluire témoigna de l’état de Jean Moulin «il avait le visage en bouillie, recouvert de pansements» comme le général Delestraint chargé par les nazis de l’identifier (ce qui en dit long sur le silence gardé de Moulin): «comment voulez-vous que je reconnaisse cet homme dans l’état où il se trouve». Transféré à Berlin Jean Moulin meurt dans le wagon du train, à la gare de Metz le 8 Juillet 1943.

    Que nous inspirent ces résistants en 2012, sinon une leçon de pur courage! Aucun évidemment, n’avait choisit de devenir un héros, ce label conféré par les pouvoirs publics, à postériori comme prix du linceul. Ils choisirent simplement d’agir contre l’occupant et le régime de Vichy quant d’autres se résignèrent ou pire collaborèrent activement à la révolution nationale et au succès du grand Reich. La première démarche de ces résistants devenus chefs de file, fut de refuser le nouvel ordre établi. La résistance est d’abord une posture individuelle et isolée. C’est l’affirmation d’un libre choix, d’une volonté de s’opposer à plus fort que soi, c’est l’affirmation du faible au fort à contre courant du besoin de se conformer et d’obéir, c’est risquer aussi son intégrité physique, sa vie, à contre courant de l’instinct de protection, c’est oser se confronter au danger, à contre courant de l’instinct de fuite. Et dépasser ce qu’il y a de plus humain en soi, l’instinct de conservation, est évidemment une attitude de grandeur entièrement mise au service d’une  cause alors minoritaire mais juste, la reconquête d’une patrie libre et la défense des minorités opprimées par le fanatisme d’un régime pro-nazi.

    Être courageux, c’est, quand beaucoup renoncent, faire face et franchir la peur de se sentir isolé face à l’adversité!

    La résistance, commune à Moulin, Delestraint, Cavaillès, Brossolette, Bonpain et de tant d’autres oubliés de l’Histoire est l’essence même du courage avec, dans sa forme la plus absolue, la résistance à la torture c’est à dire la confrontation avec la peur la plus grande, celle de parler, plus grande encore que la peur de mourir, d’où la capsule de cyanure. Jean Moulin force le respect pour la réponse donnée à l’angoissante question du résistant: «parlerai-je sous la torture», réponse impossible à faire dans le domaine virtuel. Réponse qui n’appartient ni au domaine de la raison ni à celui de l’intelligence, mais à celui du caractère, au centre de l’intimité. Jean Moulin agonisant n’avait pas trahi l’homme de caractère qu’il était vraiment. Exceptionnelle leçon de courage qui vaut aussi dans la vie courante où les occasions ne manquent pas de se confronter à soi-même! Face à la maladie, faut-il s’abandonner à la souffrance sans espoir ou lutter pour sa dignité, c’est une question de même nature qui met en évidence le rapport d’un individu avec ses valeurs. Une question qui doit conduire chacun à labourer le champ au lieu de se lamenter sur la difficulté du sillon.

    Au collège déjà, Moulin ne manquait pas de références symboliques lui qui décrivit, comme héros préféré, Vercingétorix en ces termes: «héros de l’indépendance gauloise qui combattit et se sacrifia pour la liberté de sa patrie». Moulin appartient bel et bien à la lignée des héros mythiques qui ont franchi les limites des peurs humaines fondamentales.

    Le martyr de Jean Moulin comme celui des résistants perdus, tombés sous les coups, les balles ou disparus dans les camps de concentration en tant que nuit et brouillard, doit nous inspirer une réflexion intemporelle sur l’avoir et le devoir, sur l’être et le paraître. Quelles valeurs portent nos actes au quotidien et la question de la souffrance et de la mort renvoie à celle de la vie. Être vivant c’est se sentir responsable et redevable envers l’héritage reçu, écrivait St Exupéry. Toute vie peut atteindre à l’exemplarité, il suffit d’une main tendue pour croire à la possibilité un jour, de la solidarité, d’un maillon courageux pour croire à la possibilité un jour, d’une chaîne humaine courageuse…

    Download PDF

  4. « Le temps des assassins, histoire du détenu N° 1234 » de Philippe Soupault

    août 26, 2012 by Jacques Deruelle

    Dans une brocante, les livres oubliés, véritables trésors de lecture comme «Le temps des assassins», histoire du détenu N° 1234 de Philippe Soupault, publié en 1945 par les Éditions de la Maison Française, relié demi-cuir, sont un bonheur de trouvaille pour le bibliophile.

    Le poète, ami d’Aragon, de Breton ou de Benjamin Peret, cofondateur du mouvement surréaliste (Les champs magnétiques) et romancier a pris soin de témoigner par le menu de la période de son emprisonnement à Tunis en 1942, une Ville, où jusqu’à l’armistice il fonda et dirigea une radio.

    Le lecteur est frappé dès les premières pages par le ton minimaliste, le caractère dépouillé de l’écriture, sans effet ni artifice.

    «Dire bêtement la vérité… la littérature n’est jamais aussi haïssable que dans le domaine de la souffrance» prévient l’auteur.

    Un fil conducteur guide le récit, le refus de toute compromission avec le régime haï du maréchal Pétain et l’affichage d’un mépris ostentatoire pour ses affidés, policiers, juges ou gardiens de prison, en vertu d’une dignité qui préserve la seule part de liberté inaliénable, celle de penser.

    Soupault et ses codétenus, les «dissidents» ont en commun le rejet absolu de la «révolution nationale» perçue dès son instauration comme un sous-produit du nazisme. A une époque où les médiocres les affairistes prenaient le pouvoir dans le sillage de la dictature née de l’alliance entre Pétain et Hitler sur le sol français, où la corruption et le double jeu se développaient sitôt la guerre éclair enlisée sur le front Russe, la lucidité militante de quelques-uns, risquant parfois leur vie comme otage, au fond d’une prison, sonne comme un désaveu de la «vieille prudence bourgeoise» à l’œuvre dans le pays, prudence, tiédeur ou indifférence formant l’état d’esprit sur lequel la tyrannie se répandit comme une épidémie.

    «Les dissidents n’étaient pas des héros», souligne l’auteur, mais ils refusèrent de s’abaisser car tout État despotique génère la peur mais la soif de liberté commande de la combattre…

    En lutte contre la domination de la classe bourgeoise, son milieu d’origine, Soupault a cependant refusé d’adhérer au parti communiste d’Aragon et de Breton, estimant la poésie, par essence libre de tout conformisme et incompatible avec l’inféodation partisane.

    Ami de nombreux peintres, il n’a collectionné ni possédé aucun tableau, ne multipliant dans sa longue vie que l’ivresse des voyages, les découvertes et les rencontres vitales, poète toujours en quête de dépaysement. Il mourut à l’âge de 93 ans sans avoir connu le succès mais les mains propres, «je n’ai pas fait le trottoir et le succès corrompt, oblige à se répéter» assenât-il toujours lucide, à la fin de sa vie, consolé par la poésie de n’avoir pu devenir botaniste.

    Relire Philippe Soupault, c’est faire renaître un authentique porte voix de la conscience humaine, celle qui rétablie la vérité d’une époque en démaquillant ses plus vilains acteurs.

    Download PDF