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Grâce et Dénuement

11 février 2013 par Jacques Deruelle

Nous menons notre existence civilisée en nous accommodant de deux extrêmes, l’amour envers les proches et la peur de «l’étranger» et nous aimons ou rejetons nos semblables selon le degré de leur intégration dans le cercle familial, professionnel ou géographique. La profession, le mode de vie aussi nous identifient tout en créant les conditions de notre isolement. Notre regard ne porte pas au delà d’une colline et parfois même notre propre voisin nous est parfaitement étranger. Nous nous qualifions et qualifions les autres, mais ce besoin d’identification est parfois disqualifiant, lettré ou illettré, travailleur manuel ou intellectuel, blanc ou noir, petits chanteurs à la croix de bois ou petits Roms laveurs de vitres de voitures.

Comment rompre les préjugés nés de ces barrières entre les différents groupes sociaux? En rencontrant l’autre, cet «étranger» autrement que par le truchement des voyages organisés en forme de cartes postales rangées au magasin de souvenirs ethnocentriques. Et le livre est un puissant moyen de voyager sans déplacement aucun, dans l’univers d’autrui. Un moyen de transformation de l’idéologie en compréhension de la complexité et son corollaire, l’esprit de nuance, pour l’auteur enquêtant, comme son lecteur découvrant un autre espace que le sien et la valeur de l’altérité. La fraternité peut jaillir à mesure que la réalité vécue par «l’autre» se dévoile et que reflue la croyance en la protectrice défiance de principe.

Or rien n’est plus révélateur de nos projections mentales stéréotypées qu’un campement de gitans installé dans nos murs, sur un terrain vague.

Le roman d’Alice Ferney «Grâce et Dénuement» est le récit d’une expérience humaine rare, presque une transgression sociale. Une famille de gitans installée en caravanes, dans un jardin désaffecté sans eau ni électricité, reçoit la visite d’une bibliothécaire venant… faire la lecture aux enfants du campement. Esther (étoile en vieux Persan, un signe!) parvient au bout d’un an de rencontres chaque mercredi, à convaincre Angéline, la patriarche du camp, veuve usée pour avoir tout donné à ses cinq fils, entourée de quatre belles-filles et leur enfants et qui, vaincue par tant de persévérance féminine désintéressée, accepte l’intrusion.

Sous l’œil goguenard des pères et méfiant des mères -tous parents illettrés craignant en fait une dépossession avec le sentiment confus de sa nécessité-, Esther entame ses séances de lecture à voix haute sur une couverture jetée par terre, au centre du campement, afin que nul n’en ignore. Un lieu ouvert destiné à vaincre les suspicions maternelles mais dédié, et non loin du feu car on est en hiver. «Le voyage de Babar, la petite sirène, Poussette», et autres contes emportent très vite l’adhésion de la petite communauté gitane, et le silence se fait pendant l’heure de la séance, bientôt transportée, quand la froidure s’accentue, dans l’habitacle de la voiture de la lectrice, et ritualisée chaque semaine, puis les discussions s’amorcent et les questions fusent à mesure que l’imagination déborde, à la découverte d’un monde inconnu jusqu’alors d’images et de mots exprimés avec chaleur et conviction.

«La vie ne suffit pas» dit Esther à Angéline et, lu à voix haute, le livre fait passer bien des messages qui bientôt fascinent à leur tour les parents, considérant avec respect le soir, dans le roulotte, celui chapardé tel un trésor, par leurs enfants.

Comme Angéline, Esther fait don d’elle-même sans contrepartie et gagne par sa ténacité la confiance du clan féminin, devenue fille de l’une et sœur des autres. Aussi remuera t-elle ciel et terre pour scolariser Anita, âgée de huit ans contre la volonté d’une Mairie qui se bat pour l’expulsion du campement, de la directrice peu désireuse d’encombrer sa classe d’un «cas difficile» et même de la maman à la peau mate et aux tenues colorées, exposée sur sa différence, à l’humiliation du regard désapprobateur des «gadjés*», à la sortie de l’école.

grace alice

Les éboueurs, sur consigne ne passent jamais aux abords de ce campement sauvage et les rats qui s’enhardissent aux basques des caravaniers sont simplement chassés du pied. Les fils d’Angéline, les « mâles », font de la ferraille, chapardent aussi et trompent le désœuvrement en astiquant leurs camions vecteurs d’échappatoires. Ils sont en famille, à l’image de la société, fidèles ou volages, tendres ou violant. Leur fierté, leur orgueil naturel empêchent qu’ils se plaignent d’être niés par les institutions, des portes toujours fermées à l’hôpital, à la maternité, à l’état civil de la mairie, à la gendarmerie, quand un fils vient au monde, quand un autre est renversé par un chauffard.

Ni aires publiques d’accueil, ni logements, ni travail, ni RMI ne sont pour les gens du voyage. A une époque où la «lutte contre les flux migratoires» est érigée comme une priorité des politiques publiques, l’ouvrage d’Alice Ferney démontre, sans rien masquer de la rudesse des conditions de vie des gitans, et de sa violence intrinsèque, que l’illettrisme de la misère caractérisant une communauté et sa discrimination par le réseau des institutions se nourrissent l’un de l’autre en un cercle vicieux!

Esther, ancienne infirmière, épouse comblée d’un architecte, à la féminité redoutable fait localement le pied à cette iniquité et découvre une famille possédant une tradition religieuse, une culture, des valeurs, capable de partager une poule au pot avec des SDF un soir de Noël et de vénérer l’ancien, jusqu’à sa mort.

«Dans la guerre»: sur les pas de Jules, un paysan Landais et son chien Prince, parvenait, de 1914 à 1918, à travers le particularisme d’une destinée, à appréhender l’ immense monstruosité, la première guerre mondiale. «Grâce et dénuement» le second livre que j’ai lu d’Alice Ferney révèle un monde de passion qui est le nôtre. Et sous la froide description des comportements, un principe émerge du chaos: la connaissance est source de compréhension et l’ignorance, source de rejet.

grace dans la guerre

 

*Gadjé (ou gadjo), les gitans nomment ainsi celui ou celle qui n’est pas des leurs.

 

 

 

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