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La petite communiste qui ne souriait jamais

11 mai 2014 par Jacques Deruelle

la petite communiste couverture

Le retentissement médiatique des jeux olympiques sur la planète et le processus d’identification des spectateurs aux lauréats de leur pays sont si puissants que la fabrique des champions est devenu un enjeu politique majeur aux mains des fédérations sportives soutenues par les États et les lobbys financiers. Le sport spectacle se présente à l’évidence de plus en plus comme un facteur de construction de la béatitude populaire plus aisé à manipuler que l’engagement citoyen, le militantisme syndical ou politique, ces contre-pouvoirs! A l’époque du rideau de fer, l’occident a beaucoup moqué les performances des athlètes de l’Est qui n’avaient pourtant pas, l’histoire l’a démontré, le monopole du dopage et autres trucages et encore moins les avantages des dérives du sport marchand. L’amateurisme du passé et son idéal éthique s’est fracassé sur le mur des profits colossaux générés par la société capitaliste.

Une enfance à Bucarest, la pratique intensive de la danse et même les difficultés à se reconstruire après une agression* furent autant d’expériences prédisposant Lola Lafon à explorer dans son dernier roman, la petite communiste qui ne souriait jamais, le parcours d’une jeune gymnaste roumaine d’exception, Nadia Comaneci, star des jeux olympiques de Montréal et de Moscou, puis égérie de la famille Ceausescu, idole déchue enfin, après un exil controversé aux États- Unis quelques jours seulement avant le déclenchement de la révolution qui renversa la dictature communiste.

A seulement quatorze ans, l’héroïne des jeux d’été canadiens de 1976 était le modèle emblématique d’un système de sélection des enfants à même les cours d’écoles, formés à l’école de gymnastique d’Onesti dirigée par un ancien athlète, Bela Karolyi et sa femme, adeptes de méthodes musclées, entraînement stakhanoviste malgré les blessures, diète forcée pour conserver la légèreté, pressions psychologiques comme prix à payer de l’excellence. Une recette à succès qui traversera l’atlantique pour défendre les intérêts de la gymnastique américaine: loin de tout manichéisme, Lola Lafon montre que la Roumanie du bloc de l’est n’a pas eu l’exclusivité de cette exploitation peu scrupuleuse du corps des enfants, jusqu’au martyre parfois, à la seule gloire  étatique sportive. Multiple médaillée olympique, seule gymnaste notée dix sur dix à sept reprises pour la perfection des enchaînements inédits de figures sans temps morts, «la grâce, la puissance, le risque sans qu’on ne voie rien». Nadia Comaneci abandonne la compétition à l’âge de vingt et un an mais suscite une telle ferveur populaire qu’elle est érigée en «symbole politique» par le clan présidentiel et accaparée aussitôt par le fils du dictateur selon un schéma classique d’instrumentation du champion, ici poussé à l’extrême de la confiscation sexuelle.

Oui, sport et politique ont partie liée et l’icône du peuple roumain devenue caution du régime fut exfiltrée à l’étranger, jusqu’aux États-Unis comme une étape nécessaire de légitimation aux yeux du peuple, de la destitution présidentielle inscrite dans la volonté du Kremlin et des hiérarques du parti communiste roumain adeptes de la perestroïka en 1989, avec l’accord des autorités américaines. L’ouvrage rétablie ainsi la vérité d’un coup d’État habillé en mascarade révolutionnaire, maquillé aux couleurs du réveil démocratique destiné à lessiver les effets d’une politique sociale désastreuse, d’une natalité conduite à marche forcée qui avait aboutie à la répression de l’avortement et à l’interdiction de la contraception**. Au terme de cette révolution de palais, les dignitaires du régime avaient pu se redéployer. On comprend l’amertume des militants de bonne foi interrogés par l’auteure de retour dans la capitale, sur les traces de son passé: « une révolution pour plus de Coca Cola et pour devenir l’esclave du FMI… ».

la petite communiste lola

Nourri telle une enquête journalistique, le roman s’enrichit à chaque soubresaut de cette histoire individuelle et collective d’échanges par mails ou par téléphone entre son auteure et l’héroïne. Un recueil d’impressions purement fictif mais qui, par delà le spectacle glorifié, les jugements de valeur occidentaux disqualifiant le soutien présumé au nationalisme des Ceausescu, restitue masqués par le mythe, l’humaine vérité de Nadia, la profondeur de son talent, son droit à l’intimité et au silence. Le sourire exprime la libre intériorité de chacun, insensible par nature aux diktats répétés des commentateurs sportifs: Lola Lafon évoque avec tolérance le parcours semé d’embûches d’une authentique championne et ouvre l’armoire aux fantômes du passé politique roumain pour dissiper les faux semblants. L’artiste exprime aussi dans ses chansons les émotions féminines les plus secrètes, toujours avec élégance!

*Ces jalons du parcours de l’auteure ont été publiés dans le mensuel Causette sous la plume de Johanna Luyssen.

** 4 mois, 3 semaines et 2 jours, www.cine-fil.com.

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